Pourpre. C’était une teinte aggressive, sombre qui n’avait pas sa place dans ce monde aux couleurs douces et bleutées, dans ces paysages à la fois apaisants et magnifiques dans lesquelles la banquise et les côtes se revêtaient de leur fin manteau blanc hivernal. Ce silence lourd n’avait rien à envier au son des vagues ou au chuchotement du vent qui balayait les terres et les océans d’Antartica.

Je ne reconnaissais plus cette maison. Je ne reconnaissais plus ce doux foyer qui m’apportait tant de chaleur au milieu de l’hiver éternel. Plus rien n’était pareil…

Haut comme trois pommes, je restais immobile et impassible devant cette scène que je ne saisissais pas. Mes oreilles grésillaient tandis que mes pupilles se dilataient. Ma voix scellée ne chantait pas un mot. Je percevais à peine cette sensation chaude qui glissait entre mes doigts, tombant vers le sol noir et glacé. Le temps s’était arrêté et mon esprit ne fonctionnait plus. Quelque chose s’était fissuré, peut-être même brisé.

Ce monde était devenu pourpre. Ce n’était plus le monde que je connaissais.

Je m’appelle Owen Emett Mekea, j’ai six printemps et je vis à l’endroit le plus froid et le plus beau d’Ereno. J’adore nager parmi les poissons et boire les chocolats chauds de maman. J’adore aussi partir à la pêche avec Papa et Tonton. Ma petite soeur est énervante, mais je l’adore tout, tout fort. Avec mes amis, on fait de supers aventures, aussi... J’étais heureux avant. Mais, je viens de perdre mes parents ainsi que ma soeur. D’après les grands monsieurs sirènes et les grands monsieurs de mon village, je ne me souviens plus de ce qu’il s’est passé... mais c’est moi qui les ai tué.

Un enfant venait d’assassiner de sang froid ses proches les plus précieux… Comme beaucoup d’autres faits divers, ce drame familiale n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd et n’eut de cesse de secouer les plus curieux et les plus septiques. Tout portait à croire que j’étais coupable, malgré mon jeune âge et la non-conscience de mes actes. Peut-être avais-je craqué ? Peut-être était-ce de la légitime défense ? Personne ne saura jamais les fondements de cette histoire… Même pas moi-même.

Est-ce que je souhaitais connaître la vérité ? J’imaginais que non. Je ne voulais pas savoir ce qu’il s’était passé ce jour là. Je ne voulais pas me remémorer ces atrocités. Je préférais feindre l’ignorance comme pour me préserver… Je me disais que c’était ma faute, comme pour me convaincre de ce dont on m’accusait. Pour moi, je ne les avais pas tué, mais j’y avais certainement contribué.

Quelques mois plus tard, le jugement tomba. Dû à mon jeune âge au moment des faits, je fus placé dans une structure d’éducation à Atlantide, s’apparentant à une prison pour jeunes créatures. Entouré de parfaits inconnus bien plus âgé que moi et de diverses espèces, j’avais perdu mes repères. Ma fourrure de phoque me fut confisquée et je suivais un rythme éprouvant. Ce ne furent pas les années les plus fabuleuses de ma vie.

Mais ces années finirent par s’écouler et lors de mes treize ans, j’eus le droit à une révision de mon jugement. Malgré la gravité de l’affaire qui me concernait, mon comportement exemplaire dans le centre d’éducation allégea ma sentence. Plutôt que la peine de mort qui attendait patiemment ma majorité, les juges des fonds marins décidèrent de me contraindre à l’exil sur la terre ferme et d’ensorceler ma peau de Selkie afin que je ne puisse plus revenir chez moi.

Beaucoup pourrait comparer cette décision à une seconde chance, mais pour un selkie, c’était comme le condamner une deuxième fois au supplice. Ne plus jamais retrouver la légèreté de l’eau, le plaisir de nager parmi les siens… Brimer cette liberté, c’était comme brimer son existence toute entière et renier sa propre nature.

Ce fut difficile, très difficile.

Un pas après l’autre, j’apprenais à marcher sur le sable chaud. La mélodie des vagues s’échouant non loin me rendaient déjà nostalgique. Je m’enveloppais souvent de ma précieuse peau de phoque, sachant pertinemment que cette dernière ne me transformerait plus jamais.

Encore trop jeune physiquement pour travailler et m’intégrer aux humains, je tentais de survivre par mes propres moyens. Je récupérais les objets abandonnés par les humains pour me procurer un abris de fortune et quelques appareils. Devant me débrouiller par mes propres moyens, j’optimisais au mieux mes compétence de bricolage, de raccommodage et de cuisine.

Quatre ans plus tard, un individu très particulier remarqua une démonstration de mes pouvoirs de glaciation alors que je pensais m’entraîner seul sur la plage. Il me permit de m’inscrire à un pensionnat conçu et pensé spécialement pour les créatures magiques. J’avais à nouveau un toit et un couvert à disposition.

Certains professeurs connaissaient ma situation, mais ne me prirent pas en porte-à-faux pour autant, malgré les crimes dont j’avais été accusé. Bien que j’avais l’opportunité de tourner la page vers une nouvelle vie, mon manque accru en compétences sociales se faisait ressentir à des kilomètres. Je n’eus que très peu d’amis au cours de mon cursus et je semblais être inexistant aux yeux de beaucoup de camarades de classe ; ce qui en soit, n’était pas plus mal.

Avec le temps, j’avais transformé mon bricolage de fortune en ingénierie avancée et développé mon goût pour la science physique.

Et maintenant, nous sommes aujourd’hui… Je me suis habitué à cette nouvelle vie, quitte à oublier les fantômes du passé. Cependant, la mer continue de cruellement me manquer. C’était bien la seule chose sur laquelle j’étais bien incapable de tirer un trait.